30/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Par la pensée
Te penser
et penser à toi
et penser à toi toute entière et
penser au te-boire
et penser au t’aimer
et penser à l’espérer
et espérer et encore
et toujours plus espérer
le te-revoir-toujours
Ne pas te voir
et par la pensée
non seulement te penser
mais aussi déjà te boire
et déjà t’aimer
Et alors seulement ouvrir les yeux
et par la pensée
d’abord te voir
et puis te penser
et puis de nouveau t’aimer
et de nouveau te boire
et puis
te voir de plus en plus belle
et puis te voir penser
et penser
que je te vois
Et voir que je peux te penser
et sentir ta présence
quand bien même
je ne peux te voir avant longtemp
Quoi ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que sont pour moi tes doigts
et tes lèvres ?
Qu’est pour moi le son de ta voix ?
Qu’est pour moi ton odeur
avant l’étreinte
et ton parfum
pendant l’étreinte
et après ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que suis-je pour toi ?
Que suis-je ?
Erich Fried, Es ist was es ist, traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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29/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Une nuit à Londres
Garder les mains
devant le visage
et laisser clos
les yeux
ne voir qu’un paysage
montagnes et torrent
et dans la prairie deux animaux
bruns sur le versant vert clair
qui monte jusqu’à la forêt plus sombre
Et commencer à sentir
l’herbe fauchée
et tout en haut au-dessus des pins
en cercles lents un oiseau
petit et noir
sur le bleu du ciel
Et tout
absolument paisible
et si beau
que l’on sait
que cette vie vaut la peine
parce que l’on peut croire
que tout ça existe
Erich Fried, Es ist was es ist, Verlag Klaus Wagenbach, 1983, traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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28/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Une sorte de poème d’amour
Qui te désire
quand je te désire
Qui te caresse
quand ma main te cherche ?
Est-ce moi
ou les vestiges de ma jeunesse ?
Est-ce moi
ou les prémices de ma vieillesse ?
Est-ce ma rage de vivre
ou ma peur de la mort ?
Et pourquoi mon désir
devrait-il avoir du sens pour toi ?
Et que t’apporte mon expérience
qui n’a fait que m’attrister ?
Et que t’apportent mes poèmes
où je ne fais que dire
combien c’est devenu difficile
de donner ou d’exister ?
Et pourtant dans le jardin au vent
le soleil brille avant la pluie
et l’air embaume l’herbe agonisante
et le troène
et je te regarde et
ma main part à ta recherche
Attente
Ta voix lointaine
toute proche au téléphone –
et bientôt je l’entendrai de tout près
plus lointaine
parce qu’alors elle devra emprunter
le long chemin
qui mène de ta bouche à mes oreilles
en passant entre tes seins
franchir ton nombril
et le petit mont
en suivant tout ton corps
que tu regardes d’en haut
jusqu’à ma tête en contrebas
dont le visage
est enfoui entre tes cuisses soulevées
dans ta toison
et dans ton ventre
Erich Fried, Es ist was es ist, traduits de l’allemand par Chantal Tanet et Michael Hohmann
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27/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Merci et pardon
(50 ans après l’arrivée au pouvoir d’Hitler)
Beaucoup trop accoutumés
à hocher la tête d’indignation
devant les crimes
de l’époque de la croix gammée
nous oublions
d’être un peu reconnaissants
à nos prédécesseurs
pour ce que leurs actions
pourraient nous aider encore
à reconnaître à temps
le forfait infiniment plus grand
que nous préparons aujourd’hui
Dankeschuld
(50 Jahre nach der Machteinsetzung Hitlers)
Viel zu gewohnt
uns vor Entrüstung zu schütteln
über die Verbrechen
der Hakenkreuzzeit
vergessen wir
unseren Vorgängern doch ein wenig
dankbar zu sein
dafür dass uns ihre Taten
immer noch helfen könnten
die ungleich größere Untat
die wir heute vorbereiten
rechtzeitig zu erkennen
Conversation avec un survivant
Qu’as-tu fait jadis
que tu n’aurais pas dû faire ?
« Rien »
Qu’est-ce que tu n’as-tu pas fait
que tu aurais dû faire ?
« Des choses et d’autres
ceci et cela :
certaines choses »
Pourquoi ne les as-tu pas faites ?
« Parce que j’avais peur »
Pourquoi avais-tu peur ?
« Parce que je ne voulais pas mourir »
D’autres sont-ils morts
parce que tu ne voulais pas mourir ?
« Je crois
que oui »
As-tu autre chose à ajouter
sur ce que tu n’as pas fait ?
« Oui : Te demander
Qu’aurais-tu fait à ma place ? »
Cela je ne le sais pas
et je ne peux pas te juger.
Il n’y a qu’une chose que je sache :
Demain aucun d’entre nous
ne restera en vie
si nous aujourd’hui
recommençons à ne rien faire
Gespräch mit einem Überlebenden
Was hast du damals getan
was du nicht hättest tun sollen ?
„Nichts“
Was hast du nicht getan
was du hättest tun sollen ?
„Das und das
dieses und jenes :
Einiges“
Warum hast du es nicht getan ?
„Weil ich Angst hatte“
Warum hattest du Angst ?
„Weil ich nicht sterben wollte“
Sind andere gestorben
weil du nicht sterben wolltest ?
„Ich glaube
ja“
Hast du noch etwas zu sagen
zu dem was du nicht getan hast ?
„Ja : Dich zu fragen
Was hättest du an meiner Stelle getan ?“
Das weiß ich nicht
und ich kann über dich nicht richten.
Nur eines weiß ich :
Morgen wird keiner von uns
leben bleiben
wenn wir heute
wieder nichts tun
Erich Fried, Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, traduction inédite Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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26/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Car
Car
il y a l’alpha
et l’oméga
Car au commencement
Car j’ai faim
Car j’ai peur
Car je suis là
Car je veux vivre
Car j’aime
Car à mi-chemin
demande
« Encore combien de temps ? »
Car à mi-chemin
demande
« A quoi bon tout ça ?»
Car à la fin
ne dira pas même
« Eh bien meurs donc »
Denn
Denn
ist das Alpha
und das Omega
Denn am Anfang
Denn ich habe Hunger
Denn ich habe Angst
Denn ich bin da
Denn ich will leben
Denn ich liebe
Denn in der Mitte
fragt
„Wie lange denn noch ?“
Denn in der Mitte
fragt :
„Wozu denn das alles ?“
Denn am Ende
wird nicht einmal sagen
„So stirb denn
Les derniers seront les premiers
Parce que les choses passées ne sont pas encore
précisément examinées, il se tourne
l’homme de conscience
vers les choses qui les ont précédées
Mais l’homme sans conscience
se sert déjà de poignées artificielles
pour se saisir des choses à venir
et de celles qui suivront
L’homme de conscience
a découvert entretemps
que la clé
qui donne accès aux choses qui les ont précédées
se trouve dans des choses antiques
qui existaient encore avant ces choses
ou plus profondément encore
au sein de leurs conditions préexistantes
Mais l’homme sans conscience
fait des progrès plus rapides. Aussi
se pourrait-il que nous tous
et également l’homme de conscience
il nous conduise
aux dernières extrémités, bien avant
que l’homme de conscience
ait remonté
aux causes premières
jusqu’aux ultimes racines du mal
qui avait rendu sans conscience
l’homme sans conscience
Die Letzten werden die Ersten sein
Weil die vorigen Dinge noch nicht
genau untersucht sind, wendet
sich der Gewissenhafte
den vorvorigen zu
Doch der Gewissenlose
übt schon Kunstgriffe, um die nächsten
und übernächsten Dinge
in den Griff zu bekommen
Der Gewissenhafte
hat mittlerweile entdeckt
dass der Schlüssel
zu den vorvorigen Dingen
in älteren Dingen liegt
die noch vor diesen Dingen waren
oder noch tiefer in deren
Vorvorbedingungen
Der Gewissenlose aber
macht raschere Fortschritte. Deshalb
wird er vielleicht uns alle
und auch den Gewissenhaften
schon zu den letzten Dingen
gebracht haben, lange bevor
der Gewissenhafte
die tiefsten Wurzeln des Übels
das den Gewissenlosen
gewissenlos werden liess
zurückverfolgt hat
bis zu den ersten Dingen
Erich Fried, Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, traduction inédite Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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04/04/2021
Erich Fried, Le vivre mourir
Le vivre mourir
Je meurs toujours et sans cesse
et toujours à découvert
Je meurs toujours et toujours
et toujours ici
Je meurs toujours une fois
et toujours chaque fois
Je meurs continûment
Je meurs comme je vis
Parfois j’escalade la vie
et parfois je la dégringole
Parfois je dégringole la mort
et parfois je l’escalade
De quoi je meurs ?
De la haine
et de l’amour
de l’indifférence
de l’abondance
et de la misère
Du vide d’une nuit
du contenu d’un jour
de nous toujours une fois
et encore toujours d’eux
Je meurs de toi
et je meurs de moi
Je meurs de quelques croix
Je meurs dans un piège
Je meurs du travail
Je meurs du chemin
Je meurs du trop à faire
et du trop peu à faire
Je meurs aussi longtemps
que je ne suis pas mort
Qui dit
que je meurs ?
Jamais je ne meurs
bien au contraire je vis
Sterbeleben
Ich sterbe immerzu
und immeroffen
Ich sterbe immerfort
und immer hier
Ich sterbe immer einmal
und immer ein Mal
Ich sterbe immer wieder
Ich sterbe wie ich lebe
Ich lebe manchmal hinauf
und manchmal hinunter
Ich sterbe manchmal hinunter
und manchmal hinauf
Woran ich sterbe?
Am Haß
und an der Liebe
an der Gleichgültigkeit
an der Fülle
und an der Not
An der Leere einer Nacht
am Inhalt eines Tages
immer einmal an uns
und immer wieder an ihnen
Ich sterbe an dir
und ich sterbe an mir
Ich sterbe an einigen Kreuzen
Ich sterbe in einer Falle
Ich sterbe an der Arbeit
Ich sterbe am Weg
Ich sterbe am Zuvieltun
und am Zuwenigtun
Ich sterbe so lange
bis ich gestorben bin
Wer sagt
daß ich sterbe?
Ich sterbe nie
sondern lebe
Erich Fried, Sterbeleben, extrait de Es ist was es ist
(Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983).
Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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24/01/2021
Erich Fried, Les enfants et les fous
Saint Georges et son dragon
On raconte que saint Georges vint de Cappadoce et qu’il tua un dragon qui voulait dévorer une jolie fille. La légende aime les données simples et les héros compréhensibles. On ne rapporte nulle part que saint Georges a aimé le dragon.
Il connaissait son dragon depuis son enfance, à un âge où les vires et les vltes du tournoi, sous les arbres à l’écorce rugueuse et tapissée de mousse, étaient plus importantes pour lui que toutes les méditations sur la beauté ou la disgrâce, sur l’excellence ou la médiocrité de son compagnon de jeuPlus tard également, lorsque le petit Georges, qui portait sa première armure légère, commença à comprendre que son ami était différent de lui, il repoussa aussitôt de telles pensées. Il les oublia, comme il oubliait les tristes rangées de chiffres alignées par son sévère maître en calcul. Non, il ne voulait tenir compte d’aucune différence. Il s’en tenait plutôt à ce que lui et son camarade de jeu avaient pensé en commun.
Erich Fried, Les enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 90.
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04/11/2016
Erich Fried, Les Enfants et les fous
Les puissances du destin
Quand les Puissances du destin décidèrent de l’amputer d’un membre, elles estimèrent qu’on ne pouvait pas tout bonnement lui couper une jambe, c’eût été par trop cruel. Elles tinrent conseil, et ce si secrètement qu’on connut alors cette accalmie du destin qui s’installe généralement avant qu'interviennent les décisions importantes. Puis elles lui firent d’abord pousser une troisième jambe.
Il n’était pas peu fier de son nouveau membre, mais bien qu’il tînt à présent plus solidement sur ses pieds qu’autrefois, il éprouvait une sensation inhabituelle, voire presque pénible parfois. Alors elles lui firent pousser un millier d’autres jambes.
Peu de temps après, lorsque les Puissances du destin lui rendirent visite et lui annoncèrent : « Tu as plus de mille jambes de trop, il va nous falloir te les supprimer », il approuva avec enthousiasme, « Oui, je vous en supplie ! » l’entendit-on gémir au milieu du grouillement de ses innombrables jambes. « Reprenez-les moi donc ! Et plus vous en retirerez, mieux ça vaudra ! »
Elles lui enlevèrent donc mille deux jambes. Elles n’avaient fait ainsi qu’obéir à sa volonté. Et c’était un point auquel elles tenaient beaucoup ; il aurait été contraire à leur dignité de ne pas lui accorder le moindre libre arbitre et de le mutiler tout simplement, en usant de la force et de la brutalité.
Quelque temps après, les Forces du destin revinrent le trouver, se réjouirent en voyant sa nouvelle jambe artificielle, pour laquelle elles lui adressèrent leurs félicitations, et lui demandèrent à l’occasion combien de mains il avait environ. Il tenait ses deux mains sous une grande machine. « Aucune », répondit-il en toute sincérité.
Erich Fried, Les Enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 51-52.
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20/06/2015
Erich Fried, La Démesure de toutes choses
Valeur durable de la littérature
On demandait à un écrivain allemand qui n’avait pas mauvaise opinion de lui-même s’il aimerait changer sa place avec celle du président des États-Unis.
« D’un côté, oui, dit-il enfin. Si on considère les choses à court terme, j’aurais même le devoir de faire l’échange. On éviterait presque à coup sûr une guerre atomique. Des centaines de milliers d’êtres humains qui sont aujourd’hui menacés resteraient en tous cas en vie. Même contre la faim en Aise, an Afrique et en Amérique du Sud, je saurais faire mieux que simplement promouvoir la libre économie de marché. Mais d’un autre côté... » Il secouait la tête, plein de scrupules.
« Quoi, d’un autre côté ? lui avons-nous demandé. Qu’est-ce qui pourrait encore contrebalancer cela ? »
Il nous a regardés longuement : « Ce n’est pas du tout aussi simple. Considérez donc : cet homme serait du coup écrivain à ma place. Imaginez les écrits qu’ils concocterait, et certainement qu’il publierait, dans sa soif d’un vaste public. Je le sais, la littérature n’a pas un effet aussi immédiat que les bombes atomiques, en revanche son action en est plus durable, se prolongeant souvent pendant des siècles. Non, il est impossible de se représenter quel genre de malheur il en sortirait à long terme. »
Nous l’avons quitté, un espoir en moins.
Erich Fried, La Démesure de toutes choses, traduit de l’allemand par Pierre Furlan, Actes Sud, 1984, p. 80-81.
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07/03/2015
Erich Fried, Es ist was es ist
Toi
Toi
te laisser être toi
entièrement toi
Voir
que tu n’es toi
que lorsque tu es tout
ce que tu es
la tendresse
et le sauvage
ce qui veut se détacher
et ce qui veut se blottir
Celui qui n’aime que la moitié
ne t’aime pas à moitié
il ne t’aime pas du tout
celui-là veut te tailler sur mesure
t’amputer
te mutiler
Te laisser être toi
est-ce difficile ou facile ?
Cela ne dépend pas de la dose
de calcul et de bon sens
mais de la dose d’amour
et de désir suspendu à tout –
à tout
ce qui est toi
À la chaleur
et à la froideur
à l’amabilité
et à l’obstination
à ton bon vouloir
et ton mécontentement
à chacun de tes gestes
à tes mauvais gestes
ton inconstance
ta constance
Alors cela
te laisser être toi
n’est
peut-être pas
si difficile
Dich
Dich
dich sein lassen
ganz dich
Sehen
daß du nur du bist
wenn du alles bist
das Zarte
und das Wilde
das was sich losreißen
und das was sich anschmiegen will
Wer nur die Hälfte liebt
der liebt dich nicht halb
sondern gar nicht
der will dich zurechtschneiden
amputieren
verstümmeln
Dich dich sein lassen
ob das schwer oder leicht ist?
Es kommt nicht darauf an mit wieviel
Vorbedacht und Verstand
sondern mit wieviel Liebe und mit wieviel
offener Sehnsucht nach allem –
nach allem
was du ist
Nach der Wärme
und nach der Kälte
nach der Güte
und nach dem Starrsinn
nach deinem Willen
und Unwillen
nach jeder deiner Gebärden
nach deiner Ungebärdigkeit
Unstetigkeit
Stetigkeit
Dann
ist dieses
dich dich sein lassen
vielleicht
gar nicht so schwer
Erich Fried, "Dich", extrait de Es ist was
es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte
(Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 1983), p. 34
traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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11/12/2014
Erich Fried, Les enfants et les fous
Saint Georges et son dragon
On raconte que saint Georges vint de Cappadoce et qu’il tua un dragon qui voulait dévorer une jolie fille. La légende aime les données simples et les héros compréhensibles. On ne rapporte nulle part que saint Georges a aimé le dragon.
Il connaissait son dragon depuis l’enfance, à un âge où les vires et les voltes du tournoi, sous les arbres à l’écorce rugueuse ou tapissée de mousse, étaient plus importantes pour lui que toutes les méditations sur la beauté ou la disgrâce, sur l’excellence ou la médiocrité de son compagnon de jeu. Plus tard également, lorsque le petit Georges, qui portait alors sa première armure légère, commença à comprendre que son ami était différent de lui, il repoussa aussitôt de telles pensées. Il les oublia, comme il oubliait les tristes rangées de chiffres alignées par son sévère maître en calcul. Non, il ne voulait tenir compte d’aucune différence. Il s’en tenait plutôt à ce que lui et son camarade de jeu avaient pensé en commun. Tous deux étaient vifs et agiles, habiles à la lutte — chacun à sa manière — et tous deux aimaient l’herbe piétinée et, roussis par le feu craché, les vieux tilleuls sous lesquels le camarade de Georges avait élu domicile. Parfois même Georges croyait reconnaître dans l’étrange matière qui recouvrait le corps de l’autre une cuirasse d’écailles semblable à celle qu’il portait par amour pour l’ami, se disait-il ; la cuirasse le rendait plus dur, plus semblable à l’autre.
Erich Fried, Les enfants et les fous, « Saint Georges et son dragon », traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968.
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11/07/2014
Erich Fried, Le vivre mourir
Le vivre mourir
Je meurs toujours et sans cesse
et toujours à découvert
Je meurs toujours et toujours
et toujours ici
Je meurs toujours une fois
et toujours chaque fois
Je meurs continûment
Je meurs comme je vis
Parfois j’escalade la vie
et parfois je la dégringole
Parfois je dégringole la mort
et parfois je l’escalade
De quoi je meurs ?
De la haine
et de l’amour
de l’indifférence
de l’abondance
et de la misère
Du vide d’une nuit
du contenu d’un jour
de nous toujours une fois
et encore toujours d’eux
Je meurs de toi
et je meurs de moi
Je meurs de quelques croix
Je meurs dans un piège
Je meurs du travail
Je meurs du chemin
Je meurs du trop à faire
et du trop peu à faire
Je meurs aussi longtemps
que je ne suis pas mort
Qui dit
que je meurs ?
Jamais je ne meurs
bien au contraire je vis
Sterbeleben
Ich sterbe immerzu
und immeroffen
Ich sterbe immerfort
und immer hier
Ich sterbe immer einmal
und immer ein Mal
Ich sterbe immer wieder
Ich sterbe wie ich lebe
Ich lebe manchmal hinauf
und manchmal hinunter
Ich sterbe manchmal hinunter
und manchmal hinauf
Woran ich sterbe?
Am Haß
und an der Liebe
an der Gleichgültigkeit
an der Fülle
und an der Not
An der Leere einer Nacht
am Inhalt eines Tages
immer einmal an uns
und immer wieder an ihnen
Ich sterbe an dir
und ich sterbe an mir
Ich sterbe an einigen Kreuzen
Ich sterbe in einer Falle
Ich sterbe an der Arbeit
Ich sterbe am Weg
Ich sterbe am Zuvieltun
und am Zuwenigtun
Ich sterbe so lange
bis ich gestorben bin
Wer sagt
daß ich sterbe?
Ich sterbe nie
sondern lebe
Erich Fried, Sterbeleben, extrait de Es ist was es ist
(Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983).
Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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25/04/2012
Place de la Sorbonne, revue annuelle, n° 2, mars 2012
On ne dit rien de remarquable quand on insiste sur le rôle essentiel des revues, quel que soit leur tirage (souvent modeste) et leur fréquence, pour la diffusion de la poésie : à côté d'auteurs bien connus, qui attirent l'acheteur, bien des auteurs nouveaux trouvent là un support indispensable. Leur diversité reflète la variété du paysage poétique en France, qu'elles soient pour l'essentiel consacrées à la poésie — Action poétique, Dans la lune, N4728, Nu(e), Rehauts, Triages, etc. — ou accordent une part plus ou moins importantes à d'autres formes de littérature, aux arts et à la lecture des œuvres — Conférence, L'Étrangère, Europe, Friches, Fusées, Il Particolare, Thauma, etc.1 Il faudrait ajouter la riche floraison de sites et blogs qui, sans les remplacer, complètent le rôle des revues papier.
En tout cas, l'arrivée d'une nouvelle revue ne peut que réjouir. Le second numéro de Place de la Sorbone, qui a pour sous-titre "Revue internationale de poésie de Paris Sorbonne", a vu le jour en mars. Son rédacteur en chef, Laurent Fourcaut, poète, est aussi un universitaire fin connaisseur de la poésie contemporaine, à laquelle une large pace est donnée (le 1/3 de la livraison), avec des poètes reconnus — de Marie-Claire Bancquart, Charles Dobzynsky à Jean-Pierre Verheggen —, d'autres beaucoup moins. Une large place est réservée à la poésie d'autres langues : Erich Fried pour l'allemand, Diane Glacy pour l'anglais des États-Unis, Rachel pour l'hébreu, David Rosenman-Taub pour l'espagnol du Chili ; les traductions, de qualité, sont toujours précédées du texte original, ce que ne font guère la plupart des revues.
Plusieurs rubriques prolongent ces deux ensembles. Dans cette livraison, Michel Collot, dont on connaît les travaux sur la poésie, donne des pistes pour s'y retrouver dans "le paysage brouillé de la poésie française contemporaine" ; d'une manière fort différente, Lionel Ray éclaire lui aussi dans un entretien la situation de la poésie vivante, tout comme le font les réflexions sur la question du sens de Jean-Claude Pinson.
Il faut ajouter "Contrepoins" avec les picto-clichés de Roxane Maurer et leur lecture, "Vis-à-vis" où un poème (de Claude Ber) est commenté, et des notes de lecture qui ne privilégient pas des ouvrages récents mais s'apparentent, un peu trop, plus à de mini monographies qu'à des notes. La revue (372 pages) est éditée sur un beau papier, avec une mise en pages aérée, une typographie bien lisible, et son prix (15 €) est modique. Longue vie à cette Place de la Sorbonne !
Place de la Sorbonne, n° 2, revue annuelle, éditions du Relief, 15 €.
Cet article a paru dans Les carnets d'eucharis début avril 2012.
Conclusion de Michel Collot, "Le paysage brouillé de la poésie française contemporaine" (p. 20-21)
(...) le paysage, qui appartient à une longue tradition, n'est pas pour autant un thème passéiste ou nostalgique : il participe pleinement de l'actualité littéraire, artistique et intellectuelle en France et dans beaucoup d'autres pays, où les questions d'environnement sont devenues un enjeu majeur, à la fois social et culturel. Dans le champ poétique, sa résurgence répond au besoin de dépasser la clôture du texte et de la subjectivité pour ouvrir le poème au monde, car le paysage le plus familier comporte un horizon par lequel il s'ouvre sur l'ailleurs, et il est déjà en lui-même une image du monde.
Renouer ainsi avec le monde, c'est peut-être aussi un moyen pour les poètes de retrouver le contact avec un public plus large. Après les stratégies de rupture ou de repli qui ont caractérisé les dernières décennies du XXe siècle, beaucoup ont ressenti le besoin de restaurer la communication poétique avec le monde et avec le lecteur en mettant en œuvre ce que j'appellerai avec Édouard Glissant une « poétique de la relation ».
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15/02/2012
Erich Fried, Es ist was es ist (C'est ce que c'est), traduction C. Tanet, M. Hohmann
Mais peut-être
Mes grandes paroles
ne me protègeront pas de la mort
et mes petites paroles
ne me protègeront pas de la mort
absolument aucune parole
et le silence entre
les grandes et les petites paroles
ne me protègera pas davantage de la mort
Mais peut-être
quelques-unes
de ces paroles
et peut-être
en particulier les plus petites
ou encore le silence seul
entre les paroles
protègeront quelques-uns de la mort
quand je serai mort
Aber vielleicht
Meine großen Worte
werden mich nicht vor dem Tod schützen
und meine kleinen Worte
werden mich nicht vor dem Tod schützen
überhaupt kein Wort
und auch nicht das Schweigen zwischen
den großen und kleinen Worten
wird mich vor dem Tod schützen
Aber vielleicht
werden einige
von diesen Worten
und vielleicht
besonders die kleineren
oder auch nur das Schweigen
zwischen den Worten
einige vor dem Tod schützen
wenn ich tot bin
Pouvoir de la poésie
« Ton poème génial
ne sera pas seulement très utile
et rendra la traversée plus sûre
que jamais
parce qu’il avertit sans faillir
de la présence d’icebergs
sur une mer apparemment libre
mais
grâce à la beauté de ta description
des icebergs et de la houle
et du choc
entre la nature sauvage
et l’homme son vainqueur
il te rendra aussi immortel ! »
Voilà à peu près ce qu’aurait dit
une jeune fille
à un jeune poète
en le regardant
extasiée
dans le salon du navire
la veille de la fin de la traversée
à en croire un témoin
dont ces paroles ne purent sortir de la tête
ensuite après la catastrophe
ni après son sauvetage
dans un de ces canots
surchargés
Macht der Dichtung
Dein geniales Gedicht
wird nicht nur sehr nützlich sein
und die Seefahrt sicherer machen
als je bisher
weil es so unüberhörbar
vor Eisbergen warnt
auf scheinbar offener See
sondern es wird
dank der Schönheit deiner Beschreibung
der Eisberge und der Wogen
und des Zusammenstoßes
zwischen der wilden Natur
und ihrem Besieger Mensch
auch dich unsterblich machen!»
Das etwa soll ein Mädchen
zu einem jungen Dichter
gesagt haben
den sie dabei
schwärmerisch ansah
im Schiffssalon
am Tag vor dem Ende der Fahrt
laut Bericht eines Zuhörers
dem die Worte dann nach dem Unglück
nicht aus dem Kopf gingen
auch nicht nach seiner Bergung
aus einem der überfüllten
Rettungsboote
Congé
Le bien
s’envole désormais
là
où tout
ne sombre pas toujours
dans le passé
mais où chaque jour
se lève
et se couche
comme le soleil
Abschied
Das Gute
fliegt jetzt davon
dorthin
wo alles
nicht immer
in die Vergangenheit fällt
sondern täglich
auf-
und untergeht
wie die Sonne
Erich Fried, poèmes extraits de Es ist was es ist (Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983), traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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13/06/2011
Erich Fried, Es ist was es ist (C'est ce que c'est), traduction C. Tanet, M. Hohmann
Sterbeleben
Ich sterbe immerzu
und immeroffen
Ich sterbe immerfort
und immer hier
Ich sterbe immer einmal
und immer ein Mal
Ich sterbe immer wieder
Ich sterbe wie ich lebe
Ich lebe manchmal hinauf
und manchmal hinunter
Ich sterbe manchmal hinunter
und manchmal hinauf
Woran ich sterbe?
Am Haß
und an der Liebe
an der Gleichgültigkeit
an der Fülle
und an der Not
An der Leere einer Nacht
am Inhalt eines Tages
immer einmal an uns
und immer wieder an ihnen
Ich sterbe an dir
und ich sterbe an mir
Ich sterbe an einigen Kreuzen
Ich sterbe in einer Falle
Ich sterbe an der Arbeit
Ich sterbe am Weg
Ich sterbe am Zuvieltun
und am Zuwenigtun
Ich sterbe so lange
bis ich gestorben bin
Wer sagt
daß ich sterbe?
Ich sterbe nie
sondern lebe
Le vivre mourir
Je meurs toujours et sans cesse
et toujours à découvert
Je meurs toujours et toujours
et toujours ici
Je meurs toujours une fois
et toujours chaque fois
Je meurs continûment
Je meurs comme je vis
Parfois j’escalade la vie
et parfois je la dégringole
Parfois je dégringole la mort
et parfois je l’escalade
De quoi je meurs ?
De la haine
et de l’amour
de l’indifférence
de l’abondance
et de la misère
Du vide d’une nuit
du contenu d’un jour
de nous toujours une fois
et encore toujours d’eux
Je meurs de toi
et je meurs de moi
Je meurs de quelques croix
Je meurs dans un piège
Je meurs du travail
Je meurs du chemin
Je meurs du trop à faire
et du trop peu à faire
Je meurs aussi longtemps
que je ne suis pas mort
Qui dit
que je meurs ?
Jamais je ne meurs
bien au contraire je vis
Erich Fried, Sterbeleben, extrait de Es ist was es ist (Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983). Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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