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30/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

Erich Fried, Es ist was es ist

Par la pensée

 

Te penser

et penser à toi

et penser à toi toute entière et

penser au te-boire

et penser au t’aimer

et penser à l’espérer

et espérer et encore

et toujours plus espérer

le te-revoir-toujours

 

Ne pas te voir

et par la pensée

non seulement te penser

mais aussi déjà te boire

et déjà t’aimer

 

Et alors seulement ouvrir les yeux

et par la pensée

d’abord te voir

et puis te penser

et puis de nouveau t’aimer

et de nouveau te boire

et puis

te voir de plus en plus belle

et puis te voir penser

et penser

que je te vois

 

Et voir que je peux te penser

et sentir ta présence

quand bien même

je ne peux te voir avant longtemp

 

Quoi ?                                

 

Qu’es-tu pour moi ?

Que sont pour moi tes doigts

et tes lèvres ?

Qu’est pour moi le son de ta voix ?

Qu’est pour moi ton odeur

avant l’étreinte

et ton parfum

pendant l’étreinte

et après ?

 

Qu’es-tu pour moi ?

Que suis-je pour toi ?

Que suis-je ?

 

Erich Fried, Es ist was es ist, traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

 

29/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

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Une nuit à Londres

 

Garder les mains

devant le visage

et laisser clos

les yeux                      

ne voir qu’un paysage

montagnes et torrent

et dans la prairie deux animaux

bruns sur le versant vert clair 

qui monte jusqu’à la forêt plus sombre

 

Et commencer à sentir

l’herbe fauchée

et tout en haut au-dessus des pins

en cercles lents un oiseau

petit et noir

sur le bleu du ciel

 

Et tout

absolument paisible

et si beau

que l’on sait

que cette vie vaut la peine

parce que l’on peut croire

que tout ça existe

 

Erich Fried,  Es ist was es ist, Verlag Klaus Wagenbach, 1983, traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

28/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

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Une sorte de poème d’amour       

        

Qui te désire              

quand je te désire                    

 

Qui te caresse            

quand ma main te cherche ?               

 

Est-ce moi

ou les vestiges de ma jeunesse ? 

 

Est-ce moi

ou les prémices de ma vieillesse ?        

 

Est-ce ma rage de vivre

ou ma peur de la mort ?

 

Et pourquoi mon désir

devrait-il avoir du sens pour toi ?

 

Et que t’apporte mon expérience

qui n’a fait que m’attrister ?                         

 

Et que t’apportent mes poèmes                       

où je ne fais que dire             

 

combien c’est devenu difficile                          

de donner ou d’exister ?                                  

 

Et pourtant dans le jardin au vent                   

le soleil brille avant la pluie                             

 

et l’air embaume l’herbe agonisante                

et le troène                                                       

 

et je te regarde et

ma main part à ta recherche                           

  

Attente                       

        

Ta voix lointaine                                          

toute proche au téléphone –

et bientôt je l’entendrai de tout près

plus lointaine

parce qu’alors elle devra emprunter             

le long chemin                                      

qui mène de ta bouche à mes oreilles           

en passant entre tes seins                              

franchir ton nombril                            

et le petit mont                                     

en suivant tout ton corps                              

que tu regardes d’en haut                             

jusqu’à ma tête en contrebas                        

dont le visage                                       

est enfoui entre tes cuisses soulevées

dans ta toison                                       

et dans ton ventre

 

Erich Fried, Es ist was es ist, traduits de l’allemand par Chantal Tanet et Michael Hohmann

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

27/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

 

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Merci et pardon

(50 ans après l’arrivée au pouvoir d’Hitler)

 

Beaucoup trop accoutumés

à hocher la tête d’indignation

devant les crimes        

de l’époque de la croix gammée

 

nous oublions

d’être un peu reconnaissants

à nos prédécesseurs

pour ce que leurs actions

 

pourraient nous aider encore

à reconnaître à temps

le forfait infiniment plus grand

que nous préparons aujourd’hui

 

Dankeschuld

(50 Jahre nach der Machteinsetzung Hitlers)

 

Viel zu gewohnt

uns vor Entrüstung zu schütteln

über die Verbrechen

der Hakenkreuzzeit

 

vergessen wir

unseren Vorgängern doch ein wenig

dankbar zu sein

dafür dass uns ihre Taten

 

immer noch helfen könnten

die ungleich größere Untat

die wir heute vorbereiten

rechtzeitig zu erkennen

 

 

Conversation avec un survivant

 

Qu’as-tu fait jadis

que tu n’aurais pas dû faire ?

« Rien »

 

Qu’est-ce que tu n’as-tu pas fait

que tu aurais dû faire ?

« Des choses et d’autres

ceci et cela :

certaines choses »

 

Pourquoi ne les as-tu pas faites ?

« Parce que j’avais peur »

Pourquoi avais-tu peur ?

« Parce que je ne voulais pas mourir »

 

D’autres sont-ils morts

parce que tu ne voulais pas mourir ?

« Je crois

que oui »

 

As-tu autre chose à ajouter

sur ce que tu n’as pas fait ?

« Oui : Te demander

Qu’aurais-tu fait à ma place ? »

 

Cela je ne le sais pas

et je ne peux pas te juger.

Il n’y a qu’une chose que je sache :

Demain aucun d’entre nous

ne restera en vie

si nous aujourd’hui

recommençons à ne rien faire

 

Gespräch mit einem Überlebenden

 

Was hast du damals getan

was du nicht hättest tun sollen ?

„Nichts“

 

Was hast du nicht getan

was du hättest tun sollen ?

„Das und das

dieses und jenes :

Einiges“

 

Warum hast du es nicht getan ?

„Weil ich Angst hatte“

Warum hattest du Angst ?

„Weil ich nicht sterben wollte“

 

Sind andere gestorben

weil du nicht sterben wolltest ?

„Ich glaube

ja“

 

Hast du noch etwas zu sagen

zu dem was du nicht getan hast ?

„Ja : Dich zu fragen

Was hättest du an meiner Stelle getan ?“

 

Das weiß ich nicht

und ich kann über dich nicht richten.

Nur eines weiß ich :

Morgen wird keiner von uns

leben bleiben

wenn wir heute

wieder nichts tun

 

 

Erich Fried, Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, traduction inédite Chantal Tanet et Michael Hohmann.

26/11/2022

Erich Fried, Es ist was es ist

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 Car

 Car

il y a l’alpha

et l’oméga

 

Car au commencement

Car j’ai faim

Car j’ai peur

 

Car je suis là

Car je veux vivre

Car j’aime

 

Car à mi-chemin

demande

« Encore combien de temps ? »

 

Car à mi-chemin

demande

« A quoi bon tout ça ?»

 

Car à la fin

ne dira pas même

« Eh bien meurs donc »

 

 

Denn

        

Denn

ist das Alpha

und das Omega

 

Denn am Anfang

Denn ich habe Hunger

Denn ich habe Angst

 

Denn ich bin da

Denn ich will leben

Denn ich liebe

 

Denn in der Mitte

fragt

„Wie lange denn noch ?“

 

Denn in der Mitte

fragt :

„Wozu denn das alles ?“

 

Denn am Ende

wird nicht einmal sagen

„So stirb denn

 

 Les derniers seront les premiers

Parce que les choses passées ne sont pas encore

précisément examinées, il se tourne

l’homme de conscience

vers les choses qui les ont précédées

 

Mais l’homme sans conscience

se sert déjà de poignées artificielles

pour se saisir des choses à venir

et de celles qui suivront

 

L’homme de conscience

a découvert entretemps

que la clé

qui donne accès aux choses qui les ont précédées

 

se trouve dans des choses antiques

qui existaient encore avant ces choses

ou plus profondément encore

au sein de leurs conditions préexistantes

 

Mais l’homme sans conscience

fait des progrès plus rapides. Aussi

se pourrait-il que nous tous

et également l’homme de conscience

 

il nous conduise

aux dernières extrémités, bien avant

que l’homme de conscience

ait remonté

 

aux causes premières

jusqu’aux ultimes racines du mal

qui avait rendu sans conscience

l’homme sans conscience

 

Die Letzten werden die Ersten sein

        

Weil die vorigen Dinge noch nicht

genau untersucht sind, wendet

sich der Gewissenhafte

den vorvorigen zu

 

Doch der Gewissenlose

übt schon Kunstgriffe, um die nächsten

und übernächsten Dinge

in den Griff zu bekommen

 

Der Gewissenhafte

hat mittlerweile entdeckt

dass der Schlüssel

zu den vorvorigen Dingen

 

in älteren Dingen liegt

die noch vor diesen Dingen waren

oder noch tiefer in deren

Vorvorbedingungen

 

Der Gewissenlose aber

macht raschere Fortschritte. Deshalb

wird er vielleicht uns alle

und auch den Gewissenhaften

 

schon zu den letzten Dingen

gebracht haben, lange bevor

der Gewissenhafte

die tiefsten Wurzeln des Übels

 

das den Gewissenlosen

gewissenlos werden liess

zurückverfolgt hat

bis zu den ersten Dingen

 

Erich Fried, Es ist was es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte, traduction inédite Chantal Tanet et Michael Hohmann.

04/04/2021

Erich Fried, Le vivre mourir

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  Le vivre mourir

 

Je meurs toujours et sans cesse

et toujours à découvert

Je meurs toujours et toujours

et toujours ici

Je meurs toujours une fois

et toujours chaque fois

 

Je meurs continûment

Je meurs comme je vis

Parfois j’escalade la vie

et parfois je la dégringole

Parfois je dégringole la mort

et parfois je l’escalade

 

De quoi je meurs ?

De la haine

et de l’amour

de l’indifférence

de l’abondance

et de la misère

 

Du vide d’une nuit

du contenu d’un jour

de nous toujours une fois

et encore toujours d’eux

Je meurs de toi

et je meurs de moi

 

Je meurs de quelques croix

Je meurs dans un piège

Je meurs du travail

Je meurs du chemin

Je meurs du trop à faire

et du trop peu à faire

 

Je meurs aussi longtemps

que je ne suis pas mort

Qui dit

que je meurs ?

Jamais je ne meurs

bien au contraire je vis        

 

Sterbeleben

 

Ich sterbe immerzu

und immeroffen

Ich sterbe immerfort

und immer hier

Ich sterbe immer einmal

und immer ein Mal

 

Ich sterbe immer wieder

Ich sterbe wie ich lebe

Ich lebe manchmal hinauf

und manchmal hinunter

Ich sterbe manchmal hinunter

und manchmal hinauf

 

Woran ich sterbe?

Am Haß

und an der Liebe

an der Gleichgültigkeit

an der Fülle

und an der Not

 

An der Leere einer Nacht

am Inhalt eines Tages

immer einmal an uns

und immer wieder an ihnen

Ich sterbe an dir

und ich sterbe an mir

 

Ich sterbe an einigen Kreuzen

Ich sterbe in einer Falle

Ich sterbe an der Arbeit

Ich sterbe am Weg

Ich sterbe am Zuvieltun

und am Zuwenigtun

 

Ich sterbe so lange

bis ich gestorben bin

Wer sagt

daß ich sterbe?

Ich sterbe nie

sondern lebe

Erich Fried, Sterbeleben, extrait de Es ist was es ist

(Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983).

Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.

24/01/2021

Erich Fried, Les enfants et les fous

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                                   Saint Georges et son dragon

 

On raconte que saint Georges vint de Cappadoce et qu’il tua un dragon qui voulait dévorer une jolie fille. La légende aime les données simples et les héros compréhensibles. On ne rapporte nulle part que saint Georges a aimé le dragon.

Il connaissait son dragon depuis son enfance, à un âge où les vires et les vltes du tournoi, sous les arbres à l’écorce rugueuse et tapissée de mousse, étaient plus importantes pour lui que toutes les méditations sur la beauté ou la disgrâce, sur l’excellence ou la médiocrité de son compagnon de jeuPlus tard également, lorsque le petit Georges, qui portait sa première armure légère, commença à comprendre que son ami était différent de lui, il repoussa aussitôt de telles pensées. Il les oublia, comme il oubliait les tristes rangées de chiffres alignées par son sévère maître en calcul. Non, il ne voulait tenir compte d’aucune différence. Il s’en tenait plutôt à ce que lui et son camarade de jeu avaient pensé en commun.

Erich Fried, Les enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 90.

04/11/2016

Erich Fried, Les Enfants et les fous

                                      erich-fried.jpg

Les puissances du destin

 

   Quand les Puissances du destin décidèrent de l’amputer d’un membre, elles estimèrent qu’on ne pouvait pas tout bonnement lui couper une jambe, c’eût été par trop cruel. Elles tinrent conseil, et ce si secrètement qu’on connut alors cette accalmie du destin qui s’installe généralement avant qu'interviennent les décisions importantes. Puis elles lui firent d’abord pousser une troisième jambe.

   Il n’était pas peu fier de son nouveau membre, mais bien qu’il tînt à présent plus solidement sur ses pieds qu’autrefois, il éprouvait une sensation inhabituelle, voire presque pénible parfois. Alors elles lui firent pousser un millier d’autres jambes.

   Peu de temps après, lorsque les Puissances du destin lui rendirent visite et lui annoncèrent : « Tu as plus de mille jambes de trop, il va nous falloir te les supprimer », il approuva avec enthousiasme, « Oui, je vous en supplie ! » l’entendit-on gémir au milieu du grouillement de ses innombrables jambes. « Reprenez-les moi donc ! Et plus vous en retirerez, mieux ça vaudra ! »

   Elles lui enlevèrent donc mille deux jambes. Elles n’avaient fait ainsi qu’obéir à sa volonté. Et c’était un point auquel elles tenaient beaucoup ; il aurait été contraire à leur dignité de ne pas lui accorder le moindre libre arbitre et de le mutiler tout simplement, en usant de la force et de la brutalité.

   Quelque temps après, les Forces du destin revinrent le trouver, se réjouirent en voyant sa nouvelle jambe artificielle, pour laquelle elles lui adressèrent leurs félicitations, et lui demandèrent à l’occasion combien de mains il avait environ. Il tenait ses deux mains sous une grande machine. « Aucune », répondit-il en toute sincérité.

 

Erich Fried, Les Enfants et les fous, traduction Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968, p. 51-52.

  

20/06/2015

Erich Fried, La Démesure de toutes choses

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                     Valeur durable de la littérature

 

   On demandait à un écrivain allemand qui n’avait pas mauvaise opinion de lui-même s’il aimerait changer sa place avec celle du président des États-Unis.

   « D’un côté, oui, dit-il enfin. Si on considère les choses à court terme, j’aurais même le devoir de faire l’échange. On éviterait presque à coup sûr une guerre atomique. Des centaines de milliers d’êtres humains qui sont aujourd’hui menacés resteraient en tous cas en vie. Même contre la faim en Aise, an Afrique et en Amérique du Sud, je saurais faire mieux que simplement promouvoir la libre économie de marché. Mais d’un autre côté... » Il secouait la tête, plein de scrupules.

   « Quoi, d’un autre côté ? lui avons-nous demandé. Qu’est-ce qui pourrait encore contrebalancer cela ? »

   Il nous a regardés longuement : « Ce n’est pas du tout aussi simple. Considérez donc : cet homme serait du coup écrivain à ma place. Imaginez les écrits qu’ils concocterait, et certainement qu’il publierait, dans sa soif d’un vaste public. Je le sais, la littérature n’a pas un effet aussi immédiat que les bombes atomiques, en revanche son action en est plus durable, se prolongeant souvent pendant des siècles. Non, il est impossible de se représenter quel genre de malheur il en sortirait à long terme. »

   Nous l’avons quitté, un espoir en moins.

 

Erich Fried, La Démesure de toutes choses, traduit de l’allemand par Pierre Furlan, Actes Sud, 1984, p. 80-81.

07/03/2015

Erich Fried, Es ist was es ist

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Toi        

 

 

Toi

te laisser être toi

entièrement toi

 

Voir

que tu n’es toi

que lorsque tu es tout

 

ce que tu es

 la tendresse

et le sauvage

 ce qui veut se détacher

et ce qui veut se blottir

 

Celui qui n’aime que la moitié

 ne t’aime pas à moitié

il ne t’aime pas du tout

celui-là veut te tailler sur mesure

t’amputer

 te mutiler

 

Te laisser être toi        

 est-ce difficile ou facile ?

Cela ne dépend pas de la dose

de calcul et de bon sens                   

 mais de la dose d’amour 

et de désir suspendu à tout –

à tout

ce qui est toi        

 

À la chaleur

et à la froideur

à l’amabilité

et à l’obstination

à ton bon vouloir                          

et ton mécontentement        

à chacun de tes gestes

à tes mauvais gestes

ton inconstance

ta constance

 

Alors cela

te laisser être toi 

n’est        

peut-être pas

 si difficile

 

 

Dich

 

Dich

dich sein lassen

 ganz dich

 

Sehen

 daß du nur du bist

 wenn du alles bist

das Zarte

 und das Wilde

das was sich losreißen

und das was sich anschmiegen will

 

Wer nur die Hälfte liebt

 der liebt dich nicht halb

sondern gar nicht

der will dich zurechtschneiden

amputieren

verstümmeln

 

Dich dich sein lassen

ob das schwer oder leicht ist?

Es kommt nicht darauf an mit wieviel

Vorbedacht und Verstand

 sondern mit wieviel Liebe und mit wieviel

offener Sehnsucht nach allem –

 nach allem

 was du ist

 

 Nach der Wärme

und nach der Kälte

nach der Güte

und nach dem Starrsinn

nach deinem Willen

 und Unwillen

nach jeder deiner Gebärden

 nach deiner Ungebärdigkeit

 Unstetigkeit

Stetigkeit

Dann

ist dieses

dich dich sein lassen

vielleicht

 gar nicht so schwer

 

Erich Fried, "Dich", extrait de Es ist was

es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte

(Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 1983), p. 34

traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

11/12/2014

Erich Fried, Les enfants et les fous

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                               Saint Georges et son dragon

 

   On raconte que saint Georges vint de Cappadoce et qu’il tua un dragon qui voulait dévorer une jolie fille. La légende aime les données simples et les héros compréhensibles. On ne rapporte nulle part que saint Georges a aimé le dragon.

   Il connaissait son dragon depuis l’enfance, à un âge où les vires et les voltes du tournoi, sous les arbres à l’écorce rugueuse ou tapissée de mousse, étaient plus importantes pour lui que toutes les méditations sur la beauté ou la disgrâce, sur l’excellence ou la médiocrité de son compagnon de jeu. Plus tard également, lorsque le petit Georges, qui portait alors sa première armure légère, commença à comprendre que son ami était différent de lui, il repoussa aussitôt de telles pensées. Il les oublia, comme il oubliait les tristes rangées de chiffres alignées par son sévère maître en calcul. Non, il ne voulait tenir compte d’aucune différence. Il s’en tenait plutôt à ce que lui et son camarade de jeu avaient pensé en commun. Tous deux étaient vifs et agiles, habiles à la lutte — chacun à sa manière — et tous deux aimaient l’herbe piétinée et, roussis par le feu craché, les vieux tilleuls sous lesquels le camarade de Georges avait élu domicile. Parfois même Georges croyait reconnaître dans l’étrange matière qui recouvrait le corps de l’autre une cuirasse d’écailles semblable à celle qu’il portait par amour pour l’ami, se disait-il ; la cuirasse le rendait plus dur, plus semblable à l’autre.

 

Erich Fried, Les enfants et les fous, « Saint Georges et son dragon », traduit de l’allemand par Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1968.

11/07/2014

Erich Fried, Le vivre mourir

 

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Le vivre mourir

 

Je meurs toujours et sans cesse

et toujours à découvert

Je meurs toujours et toujours

et toujours ici

Je meurs toujours une fois

et toujours chaque fois

 

Je meurs continûment

Je meurs comme je vis

Parfois j’escalade la vie

et parfois je la dégringole

Parfois je dégringole la mort

et parfois je l’escalade

 

De quoi je meurs ?

De la haine

et de l’amour

de l’indifférence

de l’abondance

et de la misère

 

Du vide d’une nuit

du contenu d’un jour

de nous toujours une fois

et encore toujours d’eux

Je meurs de toi

et je meurs de moi

 

Je meurs de quelques croix

Je meurs dans un piège

Je meurs du travail

Je meurs du chemin

Je meurs du trop à faire

et du trop peu à faire

 

Je meurs aussi longtemps

que je ne suis pas mort

Qui dit

que je meurs ?

Jamais je ne meurs

bien au contraire je vis        

 

Sterbeleben

 

Ich sterbe immerzu

und immeroffen

Ich sterbe immerfort

und immer hier

Ich sterbe immer einmal

und immer ein Mal

 

Ich sterbe immer wieder

Ich sterbe wie ich lebe

Ich lebe manchmal hinauf

und manchmal hinunter

Ich sterbe manchmal hinunter

und manchmal hinauf

 

Woran ich sterbe?

Am Haß

und an der Liebe

an der Gleichgültigkeit

an der Fülle

und an der Not

 

An der Leere einer Nacht

am Inhalt eines Tages

immer einmal an uns

und immer wieder an ihnen

Ich sterbe an dir

und ich sterbe an mir

 

Ich sterbe an einigen Kreuzen

Ich sterbe in einer Falle

Ich sterbe an der Arbeit

Ich sterbe am Weg

Ich sterbe am Zuvieltun

und am Zuwenigtun

 

Ich sterbe so lange

bis ich gestorben bin

Wer sagt

daß ich sterbe?

Ich sterbe nie

sondern lebe

 

Erich Fried, Sterbeleben, extrait de Es ist was es ist

(Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983).

Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

25/04/2012

Place de la Sorbonne, revue annuelle, n° 2, mars 2012

Place de la Sorbonne, revue, Laurent Fourcaut, Erich Fried, Rachel

      On ne dit rien de remarquable quand on insiste sur le rôle essentiel des revues, quel que soit leur tirage (souvent modeste) et leur fréquence, pour la diffusion de la poésie : à côté d'auteurs bien connus, qui attirent l'acheteur, bien des auteurs nouveaux trouvent là un support indispensable. Leur diversité reflète la variété du paysage poétique en France, qu'elles soient pour l'essentiel consacrées à la poésie — Action poétique, Dans la lune, N4728, Nu(e), Rehauts, Triages, etc. — ou accordent une part plus ou moins importantes à d'autres formes de littérature, aux arts et à la lecture des œuvres — Conférence, L'Étrangère, Europe, Friches, Fusées, Il Particolare, Thauma, etc.1 Il faudrait ajouter la riche floraison de sites et blogs qui, sans les remplacer, complètent le rôle des revues papier.

    En tout cas, l'arrivée d'une nouvelle revue ne peut que réjouir. Le second numéro de Place de la Sorbone, qui a pour sous-titre "Revue internationale de poésie de Paris Sorbonne", a vu le jour en mars. Son rédacteur en chef, Laurent Fourcaut, poète, est aussi un universitaire fin connaisseur de la poésie contemporaine, à laquelle une large pace est donnée (le 1/3 de la livraison), avec des poètes reconnus — de Marie-Claire Bancquart, Charles Dobzynsky à Jean-Pierre Verheggen —, d'autres beaucoup moins. Une large place est réservée à la poésie d'autres langues  : Erich Fried pour l'allemand, Diane Glacy pour l'anglais des États-Unis, Rachel pour l'hébreu, David Rosenman-Taub pour l'espagnol du Chili ; les traductions, de qualité, sont toujours précédées du texte original, ce que ne font guère la plupart des revues.

   Plusieurs rubriques prolongent ces deux ensembles. Dans cette livraison, Michel Collot, dont on connaît les travaux sur la poésie, donne des pistes pour s'y retrouver dans "le paysage brouillé de la poésie française contemporaine" ; d'une manière fort différente, Lionel Ray éclaire lui aussi dans un entretien la situation de la poésie vivante, tout comme le font les réflexions sur la question du sens de Jean-Claude Pinson.

   Il faut ajouter "Contrepoins" avec les picto-clichés de Roxane Maurer et leur lecture, "Vis-à-vis" où un poème (de Claude Ber) est commenté, et des notes de lecture qui ne privilégient pas des ouvrages récents mais s'apparentent, un peu trop, plus à de mini monographies qu'à des notes. La revue (372 pages) est éditée sur un beau papier, avec une mise en pages aérée, une typographie bien lisible, et son prix (15 €) est modique. Longue vie à cette Place de la Sorbonne !

Place de la Sorbonne, n° 2, revue annuelle, éditions du Relief, 15 €.

Cet article a paru dans Les carnets d'eucharis début avril 2012.


Conclusion de Michel Collot, "Le paysage brouillé de la poésie française contemporaine" (p. 20-21)

 

   (...) le paysage, qui appartient à une longue tradition, n'est pas pour autant un thème passéiste ou nostalgique : il participe pleinement de l'actualité littéraire, artistique et intellectuelle en France et dans beaucoup d'autres pays, où les questions d'environnement sont devenues un enjeu majeur, à la fois social et culturel. Dans le champ poétique, sa résurgence répond au besoin de dépasser la clôture du texte et de la subjectivité pour ouvrir le poème au monde, car le paysage le plus familier comporte un horizon par lequel il s'ouvre sur l'ailleurs, et il est déjà en lui-même une image du monde.

   Renouer ainsi avec le monde, c'est peut-être aussi un moyen pour les poètes de retrouver le contact avec un public plus large. Après les stratégies de rupture ou de repli qui ont caractérisé les dernières décennies du XXe siècle, beaucoup ont ressenti le besoin de restaurer la communication poétique avec le monde et avec le lecteur en mettant en œuvre ce que j'appellerai avec Édouard Glissant une « poétique de la relation ».



1 Il ne s'agit pas de dresser un palmarès ! sont seulement citées quelques revues que je pratique régulièrement.

15/02/2012

Erich Fried, Es ist was es ist (C'est ce que c'est), traduction C. Tanet, M. Hohmann

erich fried,c'est ce que c'est,chantal tanet,michael hohmann,pouvoir de la poésie,congé

Mais peut-être

 

Mes grandes paroles

ne me protègeront pas de la mort

et mes petites paroles

ne me protègeront pas de la mort

absolument aucune parole

et le silence entre

les grandes et les petites paroles

ne me protègera pas davantage de la mort

 

Mais peut-être

quelques-unes

de ces paroles

et peut-être

en particulier les plus petites

ou encore le silence seul

entre les paroles

protègeront quelques-uns de la mort

quand je serai mort

 

Aber vielleicht

 

Meine großen Worte

werden mich nicht vor dem Tod schützen

und meine kleinen Worte

werden mich nicht vor dem Tod schützen

überhaupt kein Wort

und auch nicht das Schweigen zwischen

den großen und kleinen Worten

wird mich vor dem Tod schützen

 

Aber vielleicht

werden einige

von diesen Worten

und vielleicht

besonders die kleineren

oder auch nur das Schweigen

zwischen den Worten

einige vor dem Tod schützen

wenn ich tot bin

 

 

Pouvoir de la poésie

 

« Ton poème génial

ne sera pas seulement très utile

et rendra la traversée plus sûre

que jamais

parce qu’il avertit sans faillir

de la présence d’icebergs

sur une mer apparemment libre

mais

grâce à la beauté de ta description

des icebergs et de la houle

et du choc

entre la nature sauvage

et l’homme son vainqueur

il te rendra aussi immortel ! »

 

Voilà à peu près ce qu’aurait dit

une jeune fille

à un jeune poète

en le regardant

extasiée

dans le salon du navire

la veille de la fin de la traversée

à en croire un témoin

dont ces paroles ne purent sortir de la tête

ensuite après la catastrophe

ni après son sauvetage

dans un de ces canots

surchargés

 

Macht der Dichtung

 

Dein geniales Gedicht

wird nicht nur sehr nützlich sein

und die Seefahrt sicherer machen

als je bisher

weil es so unüberhörbar

vor Eisbergen warnt

auf scheinbar offener See

sondern es wird

dank der Schönheit deiner Beschreibung

der Eisberge und der Wogen

und des Zusammenstoßes

zwischen der wilden Natur

und ihrem Besieger Mensch

auch dich unsterblich machen!»

 

Das etwa soll ein Mädchen

zu einem jungen Dichter

gesagt haben

den sie dabei

schwärmerisch ansah

im Schiffssalon

am Tag vor dem Ende der Fahrt

laut Bericht eines Zuhörers

dem die Worte dann nach dem Unglück

nicht aus dem Kopf gingen

auch nicht nach seiner Bergung

aus einem der überfüllten

Rettungsboote

 

Congé

 

Le bien

s’envole désormais

où tout

ne sombre pas toujours

dans le passé

mais où chaque jour

se lève

et se couche

comme le soleil

 

Abschied

 

Das Gute

fliegt jetzt davon

dorthin

wo alles

nicht immer

in die Vergangenheit fällt

sondern täglich

auf-

und untergeht

wie die Sonne



Erich Fried, poèmes extraits de Es ist was es ist (Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983), traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

13/06/2011

Erich Fried, Es ist was es ist (C'est ce que c'est), traduction C. Tanet, M. Hohmann

Erich Fried, mourir/vivre

 

Sterbeleben

 

Ich sterbe immerzu

und immeroffen

Ich sterbe immerfort

und immer hier

Ich sterbe immer einmal

und immer ein Mal

 

Ich sterbe immer wieder

Ich sterbe wie ich lebe

Ich lebe manchmal hinauf

und manchmal hinunter

Ich sterbe manchmal hinunter

und manchmal hinauf

 

Woran ich sterbe?

Am Haß

und an der Liebe

an der Gleichgültigkeit

an der Fülle

und an der Not

 

An der Leere einer Nacht

am Inhalt eines Tages

immer einmal an uns

und immer wieder an ihnen

Ich sterbe an dir

und ich sterbe an mir

 

Ich sterbe an einigen Kreuzen

Ich sterbe in einer Falle

Ich sterbe an der Arbeit

Ich sterbe am Weg

Ich sterbe am Zuvieltun

und am Zuwenigtun

 

Ich sterbe so lange

bis ich gestorben bin

Wer sagt

daß ich sterbe?

Ich sterbe nie

sondern lebe

 

 

Le vivre mourir

 

Je meurs toujours et sans cesse

et toujours à découvert

Je meurs toujours et toujours

et toujours ici

Je meurs toujours une fois

et toujours chaque fois

 

Je meurs continûment

Je meurs comme je vis

Parfois j’escalade la vie

et parfois je la dégringole

Parfois je dégringole la mort

et parfois je l’escalade

 

De quoi je meurs ?

De la haine

et de l’amour

de l’indifférence

de l’abondance

et de la misère

 

Du vide d’une nuit

du contenu d’un jour

de nous toujours une fois

et encore toujours d’eux

Je meurs de toi

et je meurs de moi

 

Je meurs de quelques croix

Je meurs dans un piège

Je meurs du travail

Je meurs du chemin

Je meurs du trop à faire

et du trop peu à faire

 

Je meurs aussi longtemps

que je ne suis pas mort

Qui dit

que je meurs ?

Jamais je ne meurs

bien au contraire je vis          

 

Erich Fried, mourir/vivre

Erich Fried, Sterbeleben, extrait de Es ist was es ist (Verlag Klaus Wagenbach, Berlin, 1983). Traduction inédite de Chantal Tanet et Michael Hohmann.